Chapitre 8: loin des yeux, loin du cœur ?
La plupart des personnages de cette fiction appartiennent à sa talentueuse auteure : Jane Austen. Cette histoire et les personnages inventés sont cependant ma propriété et selon les droits d’auteur, je n’en autorise aucune reproduction et/ou utilisation, qu’elle soit totale ou partielle.
O&P
Un grand merci à Lenniee pour la relecture de ce chapitre et sa contribution à son amélioration.
La sonate de l’amour
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« Jam non consilio bonus, sed more eo perductus, ut non tantum recte facere possim, sed nisi recte facere non possim »
– Sénèque, Lettres 120.10 –
Traduction : « Je ne suis plus bon par intention délibérée, mais par habitude j’ai atteint un point où je suis non seulement capable de bien faire, mais je suis incapable de faire autre chose que ce qui est bien. »
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Chapitre 8: loin des yeux, loin du cœur ?
Dans le carrosse qui le menait vers Pemberley, Darcy avait plus de deux jours pour se demander ce qui l’attendrait là-bas, mais aussi à réfléchir à deux beaux yeux captivants. Il repensait à la dernière discussion qu’il avait eue avec Richard. Il avait déclaré qu’il ne pouvait pas considérer un mariage avec Miss Elizabeth. En effet, que penserait sa famille, surtout Lady Catherine, pour des raisons évidentes et personnelles ? Et son oncle, le Comte de Matlock ? Ou encore la branche des Darcy du côté de son grand-oncle, le juge ? Enfin le plus important, il devait penser à Georgie et accroître ses relations dans le cercle des privilégiés pour qu’elle puisse espérer faire un bon mariage, et surtout ne pas dégrader le nom des Darcy en s’alliant avec la fille d’un gentleman, peut-être, mais insignifiant, quasi désargenté et qui s’était uni avec la fille d’un avoué. Et ses amis, ses pairs au Brooks’s (1)que penseraient-ils ? Il serait la risée, lui, l’un des célibataires les plus prisés de la haute société. Non, il ne pouvait pas faire une telle mésalliance.
Famille, devoir et honneur étaient tout ce qui importaient.
Et pour se conforter dans son opinion, il se récita le poème de William Wordsworth qu’il avait étudié à Cambridge : Ode to Duty (2) pour se rappeler l’importance du devoir qui serait une lumière qui le guiderait et l’empêcherait de s’égarer. Bien qu’il reconnaissait la valeur de l’amour et de la joie qui lui était associée, il doutait que leur faire une confiance aveugle pût le mener vers le bien. Il voulait se prouver que le devoir et le sacrifice qui pût en découler, bien qu’étant une valeur parfois sévère, était aussi gracieux et divinement beau et, par conséquent, qu’il serait prêt à le servir plus strictement allant jusqu’à renoncer à ses propres désirs s’il était nécessaire. Il se répéta comme un mantra la dernière strophe.
To humbler functions, awful Power!
I call thee: I myself commend
Unto thy guidance from this hour;
Oh, let my weakness have an end!
Give unto me, made lowly wise,
The spirit of self-sacrifice;
The confidence of reason give;
And in the light of truth thy Bondman let me live!
(Traduction : Pour des fonctions plus humbles, puissance terrible!
Je t’appelle: je me félicite moi-même
À ton conseil à partir de cette heure
Oh, que ma faiblesse ait une fin!
Donne-moi, rendu humblement sage,
L’esprit du sacrifice de soi
La confiance de la raison donne;
Et à la lumière de la vérité ton serviteur laisse-moi vivre!)
Oui, c’était la bonne décision à prendre, car Elizabeth Bennet avait, certes, toutes les qualités qu’il recherchait chez une femme, exceptée une essentielle: elle ne faisait pas partie de la bonne société. D’ailleurs, à pourtant plus de vingt ans, elle n’avait fait aucune saison dans la capitale, ni même était présentée à la Cour.
Partir quelques temps l’aiderait à l’oublier, car ce n’était qu’une folie passagère, rien de plus. Elle n’avait juste réussi qu’à capter un peu plus longuement son intérêt que toutes les autres femmes qu’il avait rencontrées jusqu’ici. Deux semaines loin d’elle, et Miss Elizabeth Bennet serait tombée dans les oubliettes. Properce n’avait-il pas écrit : Quantum oculis, animo tum procul ibit amor (3) ? Une façon de dire : loin des yeux, loin du cœur ? Oui, c’était cela, il prétexterait cette urgence qui le rappelait à Pemberley pour rester plus longtemps que nécessaire à Londres, lors de son chemin de retour vers le Kent, pour voir sa sœur chérie, se changer les idées, se distraire et ne plus penser à ces beaux yeux ensorcelants.
O&P
Pemberley ! La terre de ses ancêtres, son refuge, l’endroit où Darcy préférait être.
En arrivant dans les environs il avait déjà aperçu les signes de l’inondation. Sa voiture avait d’ailleurs dû s’arrêter plusieurs fois, complètement embourbée. Lui-même était parfois descendu pour aider Stanley, le cocher et les postillons à pousser le véhicule sur les chemins boueux et glissants. Les derniers miles avaient été très éprouvants. Ils étaient enfin tous arrivés, exténués, tout crottés et affamés, à la nuit tombante. Mrs Reynolds fit donc préparer un bain chaud et un bon repas puis, malgré l’heure tardive, Darcy rencontra dans son bureau son intendant, Mr White, qui lui dressa un état des lieux complet. L’incendie avait détruit l’une des fermes, mais ses habitants étaient sains et saufs et avaient déjà été relogés dans une habitation restée vacante depuis le départ de ses locataires. Seulement trois jours plus tard, une digue avait cédé à cause des pluies diluviennes et l’inondation provoquée avait atteint plusieurs cottages. Heureusement qu’elle avait été suffisamment loin des habitations pour que l’eau perdît de sa force, donc les dommages avaient été moins dévastateurs. Les dégâts des eaux pourraient être réparés, mais avaient conduit à la rue plusieurs familles maintenant installées provisoirement dans le manoir, une partie dans le quartier des domestiques et celles avec plus d’enfants au deuxième étage réservé habituellement aux invités. Les chevaux et le bétail sauvés avaient été déplacés vers les écuries, étables et bergeries qui n’avaient pas été atteintes. Plusieurs de ses voisins avaient aussi été touchés et une entraide s’était organisée. Darcy était satisfait des mesures d’urgence qui avaient été prises par Mr White et Mrs Reynolds et les en remercia. Il irait faire le tour du domaine dès le lendemain.
Ainsi, le jour suivant le Maître de Pemberley se rendit avec Mr White sur les lieux des catastrophes. Les eaux s’étaient déjà en partie retirées depuis cinq jours, mais les dégâts étaient bien là : sols et murs détrempés par les eaux boueuses qui mettraient des jours voire des semaines à sécher complètement selon le temps qu’il ferait dans les jours à venir, et une partie du mobilier était perdue. Des hommes travaillaient encore à récupérer les meubles et les différentes possessions des fermiers qui étaient partis à la dérive. Quant à la maison brûlée, il n’y avait rien à faire d’autre que de la reconstruire, car il ne restait plus que quelques murs noircis par la suie.
– L’essentiel est qu’aucune vie n’ait été perdue, dit Darcy à son intendant.
– En effet, monsieur, cela aurait pu être bien pire. Il y avait des années que nous n’avions pas eu de telles pluies.
– Je dirais même plus d’une décennie, la dernière fois que j’ai vu ça, je devais avoir quinze ou seize ans.
Ensuite Darcy rencontra chacun de ses métayers et leur assura, en personne, que tout serait fait au plus vite pour leur permettre de réintégrer leur demeure et qu’il financerait les travaux nécessaires. Pour les familles ayant perdu trop de mobilier et d’effets personnels, ou dont les plantations avaient été perdues, il diminuerait le montant de leur fermage pour cette année. Heureusement, certains semis de printemps n’avaient pas encore été réalisés, ainsi la prochaine récolte ne serait pas entièrement mise en danger. Et le soleil qui était enfin réapparu depuis ce matin devrait commencer à faciliter le drainage des champs. Darcy rencontra également ses voisins afin d’organiser au plus vite les travaux de réparation de la digue qui s’était rompue.
Avec tous ces problèmes, les évènements qui se tramaient en France étaient passés au second plan pour Darcy et ses voisins. Pourtant, d’après les dernières nouvelles relatées dans les journaux, à l’approche de Napoléon sur Paris le roi français Louis XVIII avait quitté Les Tuileries le 19 mars pour fuir et se réfugier en Belgique à l’Hôtel d’Hane-Steenhuyse situé à Gand. Un ultimatum avait été donné à Napoléon le 2 avril par les souverains étrangers réunis à Francfort lui donnant dix jours pour partir de France sous peine de déclarer une guerre. En attendant la réaction de l’empereur, Lord Wellington, général en chef des armées alliées contre la France, était déjà arrivé à Bruxelles depuis le 5 avril pour constituer une armée.
O&P
Pendant ce temps-là, le colonel avait rendu visite quotidiennement à Elizabeth afin de continuer à la connaître de mieux en mieux avant de prendre une décision importante. Il avait même décidé de reporter son départ pour Londres de quelques jours, au grand étonnement, mais non déplaisir, de sa tante.
Juste après le départ de Darcy, il avait reçu un courrier de l’état-major l’avertissant de se tenir à disposition pour rejoindre son régiment d’infanterie, à moins d’une demi-journée de voyage du quartier général. À cause de la mobilisation des forces armées, plusieurs régiments étaient déjà en route pour le continent pour rejoindre Lord Wellington afin d’aller combattre Boney et les grenouilles (4). Le long congé qui lui avait été accordé risquait donc de prendre fin à tout moment. Visiblement c’était la grande confusion et il y avait de fortes chances qu’il fût obligé de repartir se battre et de risquer sa vie une fois encore. Néanmoins, il décida de garder pour lui cette information le plus longtemps possible, afin de n’alarmer personne.
O&P
Lizzie accueillait toujours le colonel avec un grand plaisir et même une certaine anticipation. Ils s’étaient rencontrés « par hasard » deux fois durant les promenades de la jeune femme, toutefois, ils se voyaient plus souvent au presbytère. Lorsque le pasteur était présent, il croyait que c’était pour lui faire honneur, tout empli de sa prétention qu’il était, mais son épouse, qui n’était pas dupe, savait très bien à qui étaient destinées ses visites.
Ce jour-là, lors de sa promenade, Lizzie avait vu le colonel qui avait le dos appuyé contre un gros chêne, le genou gauche replié et le pied en appui contre le tronc dans une attitude nonchalante. Il avait l’air pensif et tenait dans sa main droite une rose de couleur rose. Lorsqu’il aperçut la jeune femme s’approcher, il se remit sur ses deux pieds et vint à sa rencontre.
– Bonjour Miss Bennet, comment vous portez-vous ce matin ?
– Très bien je vous remercie colonel, et vous-même ?
– Parfaitement bien, merci, il fit une pause. Voici une rose pour la reine des fleurs, dit-il en lui tendant la rose avec un sourire lumineux.
Elizabeth se sentit très flattée, car jamais un homme n’avait eu une telle attention envers elle.
– Merci colonel, elle est magnifique, dit Lizzie en rougissant, et vous, vous êtes le roi des charmeurs.
– Uniquement avec vous, ma belle dame, il lui offrit le bras pour commencer leur balade.
– Où avez-vous trouvé une si jolie rose si tôt dans l’année ?
– Dans la serre de Rosings Park, vous n’avez jamais eu l’occasion de la visiter ?
– Non.
– Eh bien je vous y emmènerai lors de votre prochaine visite au manoir.
– Ce serait avec plaisir, mais comment vais-je expliquer à Mr Collins que je me trouve en possession d’une rose en cette saison ? demanda-t-elle le regard taquin.
– Ah, très pertinent, en effet, il se mit à rire, mais je vous sais pleine de ressources, Miss Bennet. Sinon, quelle est votre fleur préférée ?
– J’aime beaucoup les roses, mais mes fleurs préférées sont les fleurs sauvages et en cette saison particulièrement les violettes.
– C’est plutôt singulier, mais en fait, cela vous correspond bien, il écarta une branche d’arbre pour leur faciliter le passage.
Ils continuèrent ainsi à parler de choses légères, puis ils parlèrent de la vie au presbytère et de Charlotte.
– Votre amie a l’air d’être contente de sa vie ici.
– Oui, tout à fait. Elle souhaitait avoir sa propre maison et son mariage lui a donné un certain statut, elle en est fort satisfaite, malgré Lady Catherine qui est parfois trop présente.
– Il est vrai que ma tante peut se montrer fort intrusive, il rit avec elle avant de lui demander, et vous, Miss Bennet, si je puis me permettre, ne regrettez-vous pas d’avoir décliné la proposition de mariage que Mr Collins vous avait faite ? il désirait connaître davantage de détails sur les raisons de son refus.
– Non, pas du tout, répondit-elle avec assurance.
– Serais-je trop indiscret de vous demander pourquoi vous l’avez refusée ? Car, après tout, cela vous aurait permis d’être la future maîtresse du domaine de votre famille, il voulait découvrir aussi ses aspirations quant au mariage.
– Pour moi ce n’est pas le plus important pour choisir un époux. Je pourrais me contenter de cent livres de revenus annuels si je faisais un mariage où c’est l’amour le plus profond et le respect mutuel qui m’uniraient à mon époux. Et vous colonel, je suppose que vous devez trouver une riche héritière ? demanda-t-elle avec malice.
– Pas nécessairement, … je pourrais bien me laisser séduire par une jolie nymphe des bois, répondit-il avec un air mélangé d’humour et de mystère.
– Et vivre d’amour et d’eau fraîche en renonçant ainsi à tous vos privilèges ? elle haussa un sourcil de défi taquin, ses joues rouges pour avoir de forts soupçons à propos de qui il évoquait ainsi.
– Que sont les privilèges de l’argent par rapport à ceux du cœur ? son ton devint plus sérieux et il posa sa main sur celle de Lizzie.
– Ce n’est point moi qui vous contredirais, colonel, dit-elle en lui souriant, le cœur battant.
Le colonel fut rassuré de sa réponse qui lui permettait d’avoir de bons espoirs. Darcy pensait qu’elle ne se contenterait pas de sa solde d’officier, mais elle était bien supérieure à 100 livres, sans compter les quelques subsides que lui octroyait son père. La revente de son brevet de lieutenant-colonel lui avait rapporté une commission de 2400 livres qu’il avait mise de côté, enfin lorsqu’il prendrait sa retraite dans quelques années, la commission sur la vente de son brevet de colonel serait d’environ 6000 livres (5). Au total, en rassemblant toutes ses économies, il aurait la coquette somme d’une quinzaine de milliers de livres, placées à cinq pourcents elles lui assureraient une rente de 750 livres par an, de quoi louer un joli cottage, de vivre confortablement sans être dans le luxe même si probablement insuffisante pour pouvoir s’offrir un grand équipage. Et s’il prenait sa retraite après vingt-cinq ans de service, il pourrait aussi ajouter à cela une rente correspondante à une demi-solde et même une solde complète après trente ans. De plus, Miss Bennet avait l’air d’être réceptive à ses attentions, mais il se donnerait encore quelques jours pour réfléchir et être sûr, ce n’était pas une décision à prendre à la légère. Il y avait aussi quelque chose qui le turlupinait : la réaction de Darcy. Car même s’il avait d’abord souhaité lui donner une bonne leçon sur le moment pour son arrogance, il lui était loyal. Or il était clair que son cousin avait également développé des sentiments sincères envers la jeune femme, et c’était une première, car il n’avait jamais vu Darcy amoureux, contrairement à lui-même qui avait déjà eu son lot d’aventures féminines. Pourtant, Darcy rejetait l’idée même de la possibilité d’un mariage avec elle. Famille, devoir et honneur. Quelque part il ne l’enviait pas. Il avait beau avoir la richesse, ses responsabilités étaient si grandes qu’il s’imposait des contraintes presque impossibles à atteindre, en tout cas pas sans laisser de côté une grande part de son bonheur personnel. Un autre problème le tracassait : la situation en France était alarmante et son congé pourrait être ajourné à tout moment.
– Dites-moi colonel, les nouvelles en France sont très alarmantes, n’est-ce pas ? Miss Elizabeth parut avoir lu dans ses pensées.
– Je vois que vous avez dû lire les journaux, Miss Bennet.
– En effet, mais ne me dites pas que vous allez repartir sur le champ de bataille, demanda-telle sincèrement inquiète.
– Je ne vous cacherai pas que c’est une possibilité, mais pour l’instant rien n’est sûr, dit-il pour la rassurer.
– J’espère que vous ne partirez pas.
Avant de quitter Elizabeth, un peu plus loin du presbytère pour ne pas risquer d’être vus par Mr Collins, il porta sa main gantée à ses lèvres où il déposa un baiser qui dura un peu plus longtemps que nécessaire selon les convenances. Elle lui sourit en rougissant.
Lizzie flâna durant le reste du chemin pour rentrer, en méditant. Elle était de plus en plus honorée. Chaque jour qui s’écoulait, elle appréciait davantage cet homme et se demandait quelles étaient ses intentions, car cette rose, la possible allusion à elle-même en tant que nymphe des bois, ce baiser un peu trop long sur sa main et toutes ces questions autour du mariage devaient bien signifier quelque chose ? Mais elle, se voyait-elle mariée au colonel Fitzwilliam ? Embrasser la vie de femme de militaire avec ses contraintes et ses inquiétudes ? Était-elle en train de tomber amoureuse ? Possible. Pourtant, elle avait déjà senti une inclination envers le lieutenant Wickham qui avait aussi eu l’air de bien l’apprécier, mais alors son histoire l’avait quelque peu troublée, et enfin, il s’était tourné vers Mary King et sa dot de dix mille livres. Elle s’était sentie désappointée à l’époque, alors le colonel en ferait-il autant s’il croisait une jeune femme mieux dotée qu’elle ? Et lorsqu’elle sondait son cœur, quelque chose d’indéfinissable la retenait. Ah, si seulement Jane était là pour se confier à elle, avoir son regard bienveillant et ses bons conseils, mais il lui restait Charlotte.
Quant à la rose, elle décida de se débarrasser d’une partie de la tige, et la cacha dans son manteau. Elle la ferait sécher entre deux feuilles de papier dès qu’elle serait dans sa chambre.
O&P
Une fois rentrée au presbytère, Lizzie prit son déjeuner avec les Collins et Maria. Ensuite, le pasteur sortit pour s’occuper de son jardin, avec le printemps il y avait beaucoup à faire. Un peu plus tard, Sophia, une jeune fille du village voisin, dont Maria avait fait connaissance après l’office du premier dimanche suivant leur arrivée dans le Kent, rendit visite. Les deux jeunes filles s’entendaient bien et se voyaient régulièrement. Elles demandèrent l’autorisation d’aller jusqu’au village visiter quelques marchands. Sa sœur accéda à leur demande, leur demandant même de faire une course chez l’épicier.
Ainsi Lizzie trouva l’opportunité de pouvoir discuter avec son amie. Elles étaient en train de broder et ce fut Charlotte qui ouvrit le dialogue, et justement sur le sujet qui l’intéressait.
– Peut-être allons-nous voir le colonel Fitzwilliam aujourd’hui ?
– Je ne crois pas, répondit Lizzie sans développer gardant les yeux rivés sur son ouvrage.
– Vous avez l’air d’en être bien certaine, Eliza, Charlotte l’observa scrupuleusement.
– En effet, parce que je l’ai rencontré ce matin lors de ma promenade, dit-elle sans quitter sa broderie du regard.
– Eliza, dit-elle sur un ton de réprimande, vous savez ce que vous a dit Mr Collins à ce sujet ? la question était rhétorique.
– Eh bien dans ce cas, faisons tout pour qu’il ne l’apprenne pas, répondit-elle en levant enfin la tête pour regarder son amie avec effronterie, un sourire en coin.
– Je trouve qu’il vous montre un bien vif intérêt depuis que Mr Darcy est parti. Et s’il a repoussé la date de son départ, c’est probablement à cause de vous. Mais ne me dites pas que vous le voyez régulièrement ainsi, sans chaperon, elle posa son ouvrage sur ses genoux et l’observa.
– Nous nous sommes rencontrés deux ou trois fois, dit Lizzie en refixant son attention sur le tissu qu’elle brodait.
– Eliza ! Vous risquez votre réputation en donnant ainsi rendez-vous, seule, dans les bois avec un homme, tout aussi respectable soit-il, admonesta Charlotte avec une certaine inquiétude mêlée de sévérité.
– Nous ne nous sommes jamais donné rendez-vous. Nos rencontres étaient fortuites, elle avait de nouveau relevé le regard vers son amie.
– Peut-être, mais la situation n’en reste pas moins compromettante. J’espère au moins que ses intentions sont honorables ? demanda Charlotte avec une certaine préoccupation.
– Il s’est toujours comporté en parfait gentleman.
– Cela confirme mon impression à son sujet. Mais ne devriez-vous pas considérer Mr Darcy, plutôt ?
– Mr Darcy ? demanda Lizzie perplexe.
– Il vous regardait beaucoup, je dirais même de plus en plus souvent et intensément, surtout quand il croyait que personne ne le voyait. J’ai même remarqué qu’il le faisait par le biais des miroirs ou grâce au reflet des fenêtres.
– Non ! Vous devez vous tromper Charlotte, à moins que ça ne soit pour scruter …
– Le moindre de vos défauts, oui je le sais, vous me l’avez déjà dit. Mais à mon humble avis, Eliza, vous êtes dans le déni. Et ce serait inconsidéré de votre part de décourager un homme avec le statut de Mr Darcy. Vous connaissez mon point de vue pragmatique sur le mariage. Avec le colonel Fitzwilliam, vous auriez, certes, les relations de sa famille, avec Mr Darcy, vous auriez les mêmes relations, mais avec la fortune en plus. Et puis Mr Darcy est bien plus séduisant, termina-t-elle en souriant.
– Mais aussi plus prétentieux, revêche et taciturne, ajouta Lizzie en riant doucement.
– Tout le monde a ses défauts. Vous êtes trop romanesque pour votre propre bien, mon amie, dit Charlotte avec une amicale sincérité et en lui posant la main sur le bras.
Elle essayait de faire entendre raison à Elizabeth, car elle avait peur de la voir finir vieille fille, si elle continuait à chercher un amour idéal et imaginaire. Et puis, elle ne connaissait que trop bien la situation économique de la famille Bennet. Même avec le mariage de Jane avec Bingley, en cas de décès de Mr Bennet, rien ne garantissait qu’il subviendrait pendant longtemps aux besoins exigeants et parfois farfelus de Mrs Bennet et de ses filles, enfin, surtout les deux plus jeunes. D’autant plus que Miss Bingley et Mrs Hurst risquaient de s’en mêler. Charlotte avait bien remarqué que les deux sœurs de Bingley avaient une grande influence sur leur plus jeune frère elles avaient même failli faire échouer les projets de son mariage avec Jane.
Elle pensait donc qu’Elizabeth devrait assurer ses arrières et accepter la demande en mariage de Darcy, s’il se déclarait bien sûr. Charlotte était une femme mariée et elle connaissait très bien la signification de certains regards chez un homme : le désir. Elle y voyait aussi autre chose qu’elle n’avait jamais observé dans les yeux de son mari : une adoration et une admiration, qu’elle ne pouvait d’ailleurs s’empêcher d’envier un peu. Et si elle ajoutait à cela la façon d’agir de Darcy pour essayer de le cacher, ses maladresses, ses silences qu’elle attribuait plus à de la timidité et de la réserve davantage qu’à du mépris et du dédain, elle était quasi certaine que cet homme était amoureux de son amie, et même davantage que le colonel qu’elle trouvait plus démonstratif, mais aussi plus superficiel dans ses attentions. Enfin, c’était son point de vue, car pour elle, l’attitude du colonel s’apparentait davantage à du badinage, la légèreté de son ton et ses regards charmeurs, la portaient à penser qu’il ne ressentait peut-être pas un sentiment aussi profond que Darcy qui faisait tout pour le cacher, contrairement à ce qu’Elizabeth voulait bien croire.
Quant à Lizzie, elle était un peu révoltée par le calcul de Charlotte, elle ne voulait pas faire le même type de choix que son amie et cela la poussait de plus en plus vers le colonel, tout en oubliant les doutes qu’elle avait eus ce matin même, surtout qu’elle était persuadée que celle-ci se fourvoyait complètement au sujet de Darcy. Elizabeth ne se rendait pas compte que c’étaient de mauvaises raisons qui la poussaient à considérer le colonel Fitzwilliam comme meilleur prétendant. Elle était aveuglée à cause de sa vanité que Darcy avait blessée à l’inverse de son cousin qui ne montrait que courtoisie à son égard en la gratifiant de compliments et même d’une rose.
De toute façon, personne n’avait encore demandé à la courtiser et encore moins à l’épouser. Et puis, voulait-elle vraiment se marier et dépendre d’un homme ? Elle aimait tellement la liberté que son père lui avait toujours accordée. Se marier, signifiait quitter sa famille, sa maison et surtout dépendre complètement d’un époux, se soumettre à tous ses volontés et caprices, et ceci jusqu’à la mort de l’un des époux. Se marier c’était quelque part se rendre vulnérable.
Lizzie réfléchissait. Que faire si la cour du colonel se précisait ? Elle avait déjà cru que son cœur avait commencé à être touché une fois, du moins elle l’avait pensé, et pourtant, elle s’était trompée. Ses sentiments aujourd’hui ressemblaient tellement à ceux qu’elle avait alors éprouvés au tout début envers le lieutenant Wickham et elle en était confuse. Peut-être ses sentiments avaient changé parce que le milicien s’était détourné d’elle ? Était-ce par déception ? Il ne lui avait rien promis, bien sûr, mais elle avait ressenti comme une sorte de trahison, car il avait quand même bien marivaudé avec elle. La louangeant, jouant les galants… Toutefois, elle devait bien admettre qu’il y avait eu aussi son histoire avec les Darcy qui n’était pas claire et qui l’avait alertée, mais qu’elle avait fini par croire ensuite à cause de Darcy et de son comportement initial.
Elle sentait le colonel plus sincère, plus authentique dans ses attentions que le lieutenant, mais pouvait-elle se tromper, une fois encore ?
Était-ce cela l’amour profond dont elle rêvait ? En fait, elle s’était imaginé autre chose. Mais quoi exactement ? Quelque chose de plus intense, de plus passionné, comme dans les quelques romans qu’elle avait lus ? N’était-ce que pure illusion ? Charlotte avait-elle raison en disant qu’elle était trop romanesque ? Sans être aussi pragmatique que son amie, peut-être devait-elle être un peu plus réaliste et moins absolue ? Mais cela ne la satisfaisait pas.
Ah, toutes ces questions allaient la rendre folle, surtout que c’était peut-être en vain, car le colonel n’avait probablement aucune intention de ce genre. Pourtant… cette rose, ce baiser sur sa main et cette discussion sur le mariage qui lui revenaient en mémoire, c’était vraiment troublant.
Elle était pleine de contradictions et dans une totale confusion. Parler avec Charlotte ne l’avait guère aidée.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Dans la 1ère partie du chapitre 9 (qui est très long) Georgiana entrera en scène et vous ferez la connaissance des parents du colonel Fitzwilliam.
Notes :
(1) Brooks’s est l’un des plus anciens clubs de gentlemen situé à St James’s Street, Londres. Le club qui devait devenir Brooks a été fondé en mars 1764 par vingt-sept nobles éminents Whig. Quelques célèbres membres :
William Lamb, 2nd Viscount Melbourne (1779–1848) ; William Cavendish, 5th Duke of Devonshire (1748–1811) ; Charles James Fox (1749–1806).
J’ai choisi ce club plutôt que le White’s qui est le plus ancien (fondé en 1693), car plus conservateur, et aussi en considérant que le chef de famille des Fitzwilliam était un membre du parti Whig.
(2) Ode to Duty (1807) de William Wordsworth
Stern Daughter of the Voice of God!
O Duty! if that name thou love
Who art a light to guide, a rod
To check the erring, and reprove;
Thou, who art victory and law
When empty terrors overawe;
From vain temptations dost set free;
And calm’st the weary strife of frail humanity!
There are who ask not if thine eye
Be on them; who, in love and truth,
Where no misgiving is, rely
Upon the genial sense of youth:
Glad Hearts! without reproach or blot;
Who do thy work, and know it not:
Oh! if through confidence misplaced
They fail, thy saving arms, dread Power! around them cast.
Serene will be our days and bright,
And happy will our nature be,
When love is an unerring light,
And joy its own security.
And they a blissful course may hold
Even now, who, not unwisely bold,
Live in the spirit of this creed;
Yet seek thy firm support, according to their need.
I, loving freedom, and untried;
No sport of every random gust,
Yet being to myself a guide,
Too blindly have reposed my trust:
And oft, when in my heart was heard
Thy timely mandate, I deferred
The task, in smoother walks to stray;
But thee I now would serve more strictly, if I may.
Through no disturbance of my soul,
Or strong compunction in me wrought,
I supplicate for thy control;
But in the quietness of thought:
Me this unchartered freedom tires;
I feel the weight of chance-desires:
My hopes no more must change their name,
I long for a repose that ever is the same.
Stern Lawgiver! yet thou dost wear
The Godhead’s most benignant grace;
Nor know we anything so fair
As is the smile upon thy face:
Flowers laugh before thee on their beds
And fragrance in thy footing treads;
Thou dost preserve the stars from wrong;
And the most ancient heavens, through Thee, are fresh and strong.
To humbler functions, awful Power!
I call thee: I myself commend
Unto thy guidance from this hour;
Oh, let my weakness have an end!
Give unto me, made lowly wise,
The spirit of self-sacrifice;
The confidence of reason give;
And in the light of truth thy Bondman let me live!
(3) Loin des yeux, loin du cœur. D’après Properce – Élégie, III, XXI, 10 – env. 25 av. J.-C.
En latin Quantum oculis, animo tum procul ibit amor, ce qui signifie plus littéralement : l’amitié est loin quand elle échappe aux regards.
Source : www.france-pittoresque.com
(4) Savez-vous pourquoi les Anglais appellent les Français Frogs, « grenouilles », et, par diminutif, Froggies, « grenouillettes » ? Il est souvent répondu que c’est parce que nous mangeons les cuisses de ces batraciens, mais l’origine du sobriquet est en réalité bien plus complexe. Il existait jadis à Paris, sur la rive gauche de la Seine, un emplacement sur la berge qui s’appelait « La Grenouillère », (où se situe aujourd’hui le musée – gare – d’Orsay). On nommait ainsi en français des lieux où coassaient des grenouilles.
On y parlait une sorte de patois moqué par les gens du beau monde. Ensuite par assimilation, ce fut l’ensemble du peuple de Paris qui fut appelé « les grenouilles » par la cour du roi. Au cours de la Révolution certains nobles s’enfuirent à Londres et répandirent ce sobriquet dans l’aristocratie anglaise trop heureuse de s’en emparer pour désigner cette population de Paris qui coupait la tête à la noblesse et même à leur souverain !
Par la suite ce surnom persista puisque les Français mangeaient des cuisses de grenouilles alimentant leur dégoût pour cette nation si longtemps restée leur ennemi.
Source : www.lefigaro.fr/langue-francaise/expressions-francaises
(5) À l’époque, les brevets d’officiers dans l’infanterie et la cavalerie de l’armée régulière (pas la milice) étaient généralement achetés, le montant officiel de la commission de ces brevets était fixé par le Royal Warrant. Ce système a été aboli peu à peu pour disparaître entièrement en 1871. Ici je me suis basée sur les sommes indiquées dans celui de 1720. Ces montants pouvaient être officieusement négociés à la hausse comme à la baisse.
Sources : www.micheldamiens.wordpress.com
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