Chapitre 14: introspection

La plupart des personnages de cette fiction appartiennent à sa talentueuse auteure : Jane Austen. Cette histoire et les personnages inventés sont cependant ma propriété et selon les droits d’auteur, je n’en autorise aucune reproduction et/ou utilisation, qu’elle soit totale ou partielle.

O&P

Un grand merci à Lenniee pour la relecture de ce chapitre et sa contribution à son amélioration.

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Je vous remercie du fond du cœur pour vos mises en alertes, favoris et vos derniers commentaires dont certains m’ont fait sourire.

Pour répondre aux questions: Georgiana reviendra dans le chapitre 16 (n°23 selon FF).

Le colonel Fitzwilliam reviendra-t-il ou pas ? Question cruciale cependant, je ne peux pas lever le suspense trop vite ! Tout ce que je dirai est que son sort est déjà écrit, alors patience… 😀


Je me suis toujours demandé quel avait été le cheminement dans l’esprit de Darcy durant les semaines qui suivirent son rejet ? Voici ma proposition.

La sonate de l’amour

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Il est des victoires qui exaltent, d’autres qui abâtardissent. Des défaites qui assassinent, d’autres qui réveillent.

– Antoine de Saint-Exupery

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Chapitre 14 : introspection

En s’éloignant du couple, l’esprit de Darcy était en tumulte. Miss Bennet avait choisi son cousin plutôt que lui, le Maître de Pemberley ! Comment était-ce possible ? Il lui avait offert nom et fortune sur un plateau d’argent, mais elle lui avait préféré son cousin.

Après la débâcle de la veille, ce fut comme un second coup de poignard dans sa poitrine. Richard avait déposé ses lèvres sur son poignet et à la façon de réagir de la jeune femme – il l’avait vue tressaillir -, il supposa que ça devait être la première fois qu’elle se faisait embrasser ainsi, ce dont il n’attendait pas moins d’une jeune lady pure comme elle.

Richard lui offrirait son premier baiser sur les lèvres, et pas lui.

Richard unirait sa vie à la sienne, et pas lui.

Richard partagerait son lit, et pas lui.

Richard serait le père des enfants qu’elle porterait en son sein, et pas lui…

La douleur qu’il ressentait était atroce, insupportable. Avoir été rejeté était déjà à la fois humiliant et douloureux, mais qu’un autre soit aussitôt à la place qui aurait dû lui revenir dans le cœur de Miss Bennet, c’était beaucoup trop. Quand Darcy avait vu Richard embrasser si intimement le poignet de la jeune femme, la jalousie s’était emparée brutalement de lui et s’était agrippée à son cœur comme un animal affamé sur sa proie, le dévorant vivant.

Après avoir chuté sur son postérieur, il avait perçu le rire étouffé de la jeune femme et sa mortification avait été totale. Darcy se précipita pour retrouver Pégase. Il sauta sur son dos et claqua ses talons un peu trop fortement sur les flancs de l’animal. L’étalon au vif tempérament, et qui n’était pas habitué à un tel comportement de son maître, hennit et se cabra en signe de protestation. Darcy s’agrippa et évita de justesse une deuxième chute. Il calma sa monture et les deux partirent au galop.

Pretantan, pretantan, pretantaine ! (1)

Il devait se vider l’esprit des images insupportables qu’il venait de voir et lorsqu’il s’arrêta, une fois épuisé, il était bien loin du manoir. Il avait fait une promesse à son cousin et il était maintenant temps de la tenir. Tant qu’il s’était agi de prononcer des paroles, cela avait été relativement facile, mais les concrétiser maintenant par des actes était autrement plus difficile, surtout lorsque le perdant c’était lui. Pourtant, il le ferait. Il devrait le faire.

Il regarda tout autour de lui, c’était une petite clairière dans un bois. Il repéra un vieil arbre isolé, descendit de sa monture et alla s’asseoir en s’adossant contre le tronc après avoir attaché Pégase à une branche près de lui. Les émotions, la nuit blanche et cette chevauchée l’avaient drainé de toute son énergie, mais malheureusement pas de l’agitation et le tumulte même, qui régnaient sur son esprit. En cherchant un mouchoir dans sa poche pour s’essuyer son visage humide, sa main tomba sur… la lettre ! Il n’avait pas pu lui remettre sa lettre. Elle ne saurait donc jamais !

Sa pensée revint au choix de la jeune femme, car même avec les nombreux atouts qu’il possédait, Miss Elizabeth Bennet l’avait rejeté. Elle avait rejeté Fitzwilliam Darcy tant convoité par les autres femmes. Ne l’aimerait-on donc jamais, lui, en tant qu’homme ? Était-il donc si repoussant et si détestable que même sa richesse ne pouvait lui assurer l’élue de son cœur ? et qu’elle lui préférât un homme de dix fois moins sa conséquence ? une solde de colonel à ses revenus ? les baraquements militaires à Pemberley ? Il avait fallu qu’il tombât amoureux de la seule femme qui ne voulait pas de lui. Cela voulait-il dire que sans sa fortune ou son statut, aucune femme n’aurait pu l’aimer sincèrement ?

Darcy triturait une branchette qu’il avait ramassée à côté de lui. Il était très confus, car il ressentait une profonde jalousie, or, comment pouvait-il éprouver de la jalousie envers celui qu’il considérait comme un frère ? Il commença alors à se demander si Miss Bennet n’avait pas raison au sujet de son caractère. Darcy en était profondément perturbé, avant de rentrer il avait besoin de s’apaiser et de réfléchir, seul.

Que serait-il donc sans son nom et sa fortune ? Quel homme était-il vraiment ? se demanda Darcy. Ce fut alors qu’il commença à se remettre sérieusement en question.

Complètement déstabilisé et à bout de force, il finit par s’endormir et ce fut le museau de Pégase sur son visage qui le réveilla. Désorienté, il se demanda d’abord où il se trouvait. Puis tout lui revint avec vengeance, toute cette douleur, toute cette honte qui le minaient. Distraitement il caressa le museau de son compagnon qui lui donnait de gentils coups de tête en soufflant dans ses naseaux, c’était comme s’il comprenait la peine de son maître et cherchait à le consoler.

Quelle heure était-il ? Il sortit sa montre à gousset et d’un geste du pouce en ouvrit le couvercle : bientôt midi il avait dû s’assoupir durant presque deux heures. Ils devaient être tous inquiets à Rosings, vu qu’il n’avait pas pris son déjeuner. Il se hâta de chevaucher son fidèle destrier pour rentrer.

Comme il s’y attendait, sa tante était hors d’elle. Il apprit avec tristesse le départ obligé de Richard et monta dans ses appartements pour se changer. Stanley, très inquiet en voyant son état et sa mine, encore pire que le matin, essaya avec délicatesse de pousser son maître à se confier davantage, en vain. Il lui remit la lettre du colonel qu’il lut aussitôt. La culpabilité le rongea. Il n’avait pas pu faire ses adieux à son cousin qui allait risquer sa vie pour défendre sa patrie. L’image de celui-ci en uniforme le frappa alors, dans sa stupeur et son apitoiement sur lui-même il n’avait même pas fait attention à ce détail qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille, lui, habituellement si observateur ! Et il s’en culpabilisa encore davantage. Les évènements survenus en moins d’un jour allaient de mal en pis. Il avait besoin de partir. Il considéra sa tâche à Rosings comme étant terminée, les détails restants pourraient bien être gérés par Mr Blake, il pouvait donc partir à son tour et s’éloigner au plus vite de ce lieu témoin de sa chute dans tous les sens du terme.

O&P

Darcy, qui avait revêtu son masque d’impassibilité habituelle, fit ses adieux aux habitants de Rosings ainsi qu’à Mr Collins qui se trouvait au manoir. Il chargea le pasteur de transmettre ses salutations à sa famille, prétextant une affaire urgente à traiter qui demandait son départ immédiat. L’idée de revoir Miss Bennet lui était insupportable.

Darcy rentra à Londres, dans son hôtel particulier situé dans le square Grosvenor mais assez éloigné de celui du comte de Matlock. Il ordonna de ne pas remettre en place le heurtoir de la porte pour ne pas être dérangé, il ne se sentait absolument pas d’humeur de recevoir et préférait se noyer dans son chagrin en se noyant aussi dans le brandy, à l’occasion, le soir. Il n’informa ni Georgiana, ni son oncle, le comte de Matlock, de son retour dans la cité. Sa sœur n’avait pas besoin d’assister au triste spectacle qu’il offrait et d’être témoin de sa déchéance. Il voulait juste quelques jours de solitude afin que la douleur s’atténuât. Il était comme un animal sauvage blessé qui léchait ses plaies, caché au fin fond de sa tanière.

Darcy avait vécu ce rejet, cette perte de l’amour de sa vie, comme un deuil et en avait donc subi les premières phases : le déni qui fut de très courte durée, de même que la colère et l’acceptation. Après plusieurs jours, il était maintenant dans la période de dépression. Elle était d’autant plus sévère qu’en plus de ce deuil, s’ajoutait une remise en cause de sa personne et une inquiétude sincère pour Richard. Darcy était en grande souffrance et complètement désemparé pour ne pas dire désespéré. Il se disait que jamais plus il ne pourrait être heureux. Il pensa que lorsque Georgiana se marierait, elle le quitterait pour suivre son époux, et alors il se retrouverait seul. Complètement. Il ne voyait dans son avenir qu’une longue vie de solitude et de lourdes responsabilités. Un goût amer de bile remonta dans sa gorge en ressentant une profonde détresse. Il se sentait tel un colosse aux pieds d’argile. Alors pour atténuer cet état de spleen qui le consumait, il commença à boire jusqu’à l’oubli. Le matin il se levait beaucoup plus tard que d’habitude, il avait du mal à sortir de son lit à cause des abus d’alcool, mais aussi par refus d’affronter la réalité trop cruelle.

Dans la journée, il s’isolait dans son bureau et se remémora chacun des reproches énoncés par Miss Bennet et considéra leur justesse. Il était doté d’une excellente mémoire, donc il put se rappeler en détails chaque rencontre, chaque interaction, chaque mot de chaque conversation. Il griffonnait ses pensées, ses questionnements et les réponses dans un carnet lorsqu’il en trouvait. Il mangeait et dormait peu en faisant souvent des cauchemars. Parfois on le trouvait dans la salle de musique où il jouait sur le pianoforte des mélodies tristes et sombres. Il ne s’était pas laissé raser depuis plusieurs jours, son aspect était très loin de son habituelle mise impeccable. Et le soir venu, lorsque la mélancolie et la douleur devenaient trop intenses, il s’anesthésiait de nouveau avec une bonne dose de brandy.

Il se plongeait régulièrement dans un recueil de poèmes et l’un d’entre eux écrit par William Blake résumait bien sa situation. Il le lut plusieurs fois tout en regrettant de ne pas avoir suivi son judicieux conseil, à savoir qu’il valait mieux ne pas annoncer son affection à l’autre, mais plutôt rester « silencieux et invisible ».

Love’s Secret (2)

Never seek to tell thy love,

Love that never told can be;

For the gentle wind doth move

Silently, invisibly.

I told my love, I told my love,

I told her all my heart,

Trembling, cold, in ghastly fears.

Ah! she did depart!

Soon after she was gone from me,

A traveller came by,

Silently, invisibly:

He took her with a sigh.

Il regrettait toutes les libertés dont on profitait lorsqu’on n’était pas amoureux: liberté de ne pas éprouver la jalousie et la douleur, liberté de ne pas ressentir l’admiration et l’affection, liberté de ne pas être soumis au désir, liberté de ne pas connaître le besoin.

Tout le personnel de la maison était surpris et inquiet, car personne ne l’avait jamais vu dans cet état de détresse, pas même lorsqu’il avait perdu son père. Mr. Bolton, le majordome et Mrs Levingston, la femme de charge, questionnèrent Stanley qui ne dit mot. Ce dernier essayait de raisonner son maître de sortir de cet état, en l’incitant aussi à s’alimenter, et en lui proposant chaque matin un bain et un rasage, mais pour l’instant sans succès. Très inquiet, il se demanda vers qui se tourner pour demander de l’aide, mais le colonel Fitzwilliam était hors d’atteinte et Mr Bingley était dans le Hertfordshire, alors son oncle : Lord Matlock ? Il décida d’en arriver là que si la situation s’aggravait, il n’était qu’un simple domestique et ne pouvait s’adresser au comte que pour une question de vie ou de mort. C’est alors qu’il pensa à se servir du sens du devoir et de l’amour fraternel de Darcy envers sa sœur. Il s’approcha de son maître qui était affalé dans un fauteuil devant la cheminée de son bureau, complètement débraillé et un verre à la main. Stanley prit une grande inspiration, car il allait transgresser toutes les règles de la bienséance pour un serviteur, puis il posa sa main sur l’épaule du jeune homme qui ne réagit même pas à ce geste pourtant trop familier, et s’adressa à lui par son prénom comme il le faisait jusqu’au décès de son père.

– Maître Fitzwilliam, Pensez à Miss Georgiana, que penserait-elle si elle vous voyait ainsi ?

– Mais elle… hic… n’est pas là pour l’instant, bafouilla Darcy morose.

– Mais si vous continuez de cette manière, vous allez tomber malade, et vous ne pourrez pas vous cacher ainsi beaucoup plus longtemps. Vous êtes son plus proche parent, et tout comme vous, elle est orpheline, et n’a même pas encore seize ans. Que penseraient vos parents qui vous l’ont confiée ? Soyez raisonnable pour elle si ce n’est pour vous-même, mon garçon ! c’était la première fois que Stanley osait dire à voix haute le nom affectueux qu’il utilisait souvent dans ses pensées.

Lorsque Darcy entendit la voix paternelle, chaleureuse mais ferme de son valet l’appeler « mon garçon », il eut la vision de son père. Dans les vapeurs d’alcool qui avaient embrumé son esprit, ce fut comme si son géniteur lui avait parlé d’outre-tombe, essayant de le raisonner, de le remettre sur le droit chemin, de lui rappeler ses devoirs envers sa sœur bienaimée, l’empêchant de sombrer davantage dans l’apitoiement de lui-même dans lequel il s’était plongé depuis deux semaines. Ce fut alors que Darcy prit conscience qu’il ne pouvait effectivement pas continuer ainsi. Il ne devait pas trahir les siens en abandonnant Georgiana, sa famille, ses serviteurs et toutes les personnes qui dépendaient de lui sur ses terres. De plus, Stanley lui fit penser que Georgie aurait seize ans à la fin du mois.

Il devait vaincre cela.

Dans un sursaut de volonté, il se secoua mentalement. Assisté par son valet, il commença par un bon bain et une toilette minutieuse. L’appétit n’était toujours pas au rendez-vous, mais dans les jours qui suivirent il se força à manger un peu et cessa de boire plus que de raison. Il n’avait pas besoin de continuer d’ajouter la honte à tous ses sentiments. Il reprit son introspection, mais cette fois avec les idées plus claires, à l’aide de ses notes il fit le bilan de toutes les pensées qui lui avaient traversé l’esprit pour en tirer les leçons afin de ne pas réitérer ses erreurs.

Tout d’abord, Miss Bennet n’avait-elle donc réellement pas compris son intérêt et son admiration envers elle ? Apparemment, non, soit il avait été trop subtil, soit elle le détestait trop pour s’en apercevoir. C’était probablement les deux. Après tout, ne s’était-il pas contenu afin de ne pas soulever de fausses espérances ? S’il y réfléchissait bien, son cousin avait été plus démonstratif de l’intérêt qu’il portait à la jeune femme. Ensuite, il n’avait pas été là durant trois semaines, trois longues semaines durant lesquelles Richard avait pu la courtiser autrement qu’avec des débats animés – à moins que ce fussent des querelles comme l’avait suggéré le colonel ? Ce qu’il avait pris pour des signes d’intérêt de la part de Miss Bennet n’étaient en fait qu’une volonté de le contredire pour tenter de le heurter tout simplement parce qu’elle le détestait. Il se rendait compte seulement maintenant que lorsqu’elle lui avait précisé quel chemin elle empruntait chaque matin c’était pour qu’il l’évite, et il avait compris tout le contraire ! Il avait tellement l’habitude d’être la cible de tentatives de séduction, qu’il avait interprété l’attitude de Miss Elizabeth Bennet comme étant la même que celle des autres jeunes femmes, mais justement, elle n’était pas comme elles !

De plus, Darcy avait oublié qu’il ne fallait pas confondre vitesse avec précipitation. Il s’était précipité en voulant devancer son cousin, mais dans sa hâte il avait bâclé les choses. Il avait si bien gardé ses sentiments, son inclination pour elle avait été si subtile que seul Richard, qui le connaissait parfaitement bien, l’avait remarquée. Sa demande avait donc complètement pris Miss Bennet par surprise qui ne s’y attendait absolument pas, elle en était encore à penser qu’il la méprisait. Il n’avait pas pris le temps de la courtiser proprement. Il réalisa amèrement que ce fut une grossière erreur.

Ensuite, elle lui avait reproché de l’avoir insultée. Il repensa à ses propres mots : « Je sais que votre condition est bien en-dessous de la mienne … notre union sera considérée comme une mésalliance hautement répréhensible » et puis encore « dégrader ma position dans la société en me liant avec une famille dont la classe sociale est si manifestement en dessous de la mienne ? » Avait-il vraiment prononcé ces paroles ? Quand il y repensait, il devait bien admettre que ce n’était pas flatteur pour la jeune femme… pas flatteur ? c’était un euphémisme ! Mais il avait voulu être sincère en lui montrant tout ce à quoi il s’était confronté, pourtant son amour pour elle était si fort qu’il avait su tout surmonter, le but n’était pas de l’insulter. Pensait-elle vraiment que c’était si simple pour lui et que ses luttes n’étaient pas légitimes ? Oui mais, il n’aurait pas dû les exprimer aussi crûment ! Quelle honte, comment avait-il pu ? La colère avait pris le meilleur de lui.

Elle avait dit aussi : « vous ne savez qu’exiger, Mr Darcy ! » mais il avait un statut à faire respecter et des ordres à donner ! Quel mal y avait-il à cela ? C’étaient les règles de la société : les supérieurs devaient commander les subalternes. Il réfléchit quelques instants… Oui mais… Miss Bennet était une femme, la fille d’un gentleman, de plus, elle n’était pas l’une de ses gens. Elle l’avait comparé à… Oh, non ! ressemblait-il vraiment à Lady Catherine ? C’était donc la vision qu’il lui avait offerte ? En se comportant ainsi il avait dû lui donner l’impression qu’il serait un époux autoritaire voire tyrannique. Quel effroi !

Un autre reproche concernait son arrogance et son dédain des sentiments d’autrui. Il repensa à toutes leurs rencontres à commencer par la première, et c’était vrai qu’il ne leur avait pas même adressé un seul mot contrairement à son cousin tellement à l’aise en société. Mais Darcy se sentait toujours si mal à l’aise en présence d’étrangers, cela concernait tout type de personnes, pas seulement ceux d’un rang inférieur, c’était la même chose dans les prestigieuses soirées aristocratiques de la capitale. Que lui avait-elle dit déjà lors de l’une de leurs rencontres ? « Eh bien pratiquez, Mr. Darcy et vous progresserez. » Il devait bien admettre qu’il avait fait peu d’efforts pour se sociabiliser. Il n’était pas doué pour les banales conversations sur la pluie et le beau temps, dans lesquelles il se sentait maladroit, inintéressant, timide même, et avait donc choisi la solution la plus facile : le retranchement et la réserve. Mais il n’avait jamais réalisé que cette attitude pût passer pour du dédain et de la froideur. Avec les personnes de classe inférieure, il avait toujours pensé qu’il n’avait pas à leur prêter plus d’attention que cela, et là c’était bien du dédain. Miss Bennet avait encore raison, elle y avait pourtant fait allusion lors de leur débat sur le silence. Il commençait à éprouver de la honte à cette réalisation. « Toute votre attitude est indigne de celle d’un véritable gentleman », ces mots le hantaient, car il avait cru jusque-là faire partie de la quintessence de cette catégorie : les gentlemen.

Puis elle l’avait questionné sur sa personnalité intrinsèque, « vous pensez que votre fortune et votre rang vous rendent meilleur ? » à ce moment-là il avait pensé que la réponse était affirmative, car ses parents le lui avaient enseigné. Pourtant, s’il y réfléchissait bien, il pouvait trouver pléthore d’exemples de personnes de son cercle qui se conduisaient mal, gaspillant quasi quotidiennement leur fortune en jeux, paris ridicules, soirées pantagruéliques, colifichets et autres choses superficielles et inutiles, quand ce n’était pas auprès des courtisanes et dans les maisons closes. C’était même la norme. Lui-même avait toujours trouvé ce genre de comportement déplorable et répréhensible. Combien de fois lors de ses études à Cambridge il avait refusé de participer à ces soirées de débauches en tout genre ce qui lui avait d’ailleurs valu quelques moqueries et sobriquets, pourtant cela ne l’atteignait pas, car il était si fier et orgueilleux de son comportement irréprochable, conforme à celui exigé par son père qui était si pieux. Tous ses camarades étaient bien des gentlemen du premier cercle possédant rang et fortune, en étaient-ils meilleurs pour autant ? La réponse à cette question posée aujourd’hui le frappa : non ! Rang et fortune n’étaient pas des garants de bons comportements ou de noblesse d’âme.

« Mais quels sont vos accomplissements ? » avait-elle demandé. Miss Bennet les ignorait en fait, car elle ne savait pas quelle était l’étendue de toutes les responsabilités qu’il avait endossées depuis cinq ans que son père avait quitté ce monde. Pouvait-il considérer cela comme des accomplissements ? Oui, sans aucun doute, mais était-ce suffisant ? Ne pouvait-il pas faire mieux ? La réponse était positive, il pouvait s’améliorer.

« Qu’avez-vous fait pour mériter votre statut, Mr Darcy ? C’est juste une question de chance, le hasard d’être né dans une bonne famille et d’en être l’héritier. » Il ne s’était jamais posé la question, mais c’était si criant de vérité, il ne devait son statut qu’à un accident de naissance en quelque sorte. Il n’avait pas gagné à la sueur de son front tout ce qui lui avait été légué par ses parents. Non, on lui avait juste donné, sans qu’il ne fît aucun effort, alors que le paysan se levait chaque jour par tous les temps pour aller travailler la terre afin de nourrir sa famille, dépendant des caprices des intempéries qui pouvaient en une seule tempête, gelée ou inondation, ruiner une année entière de labeur et condamner ses pauvres enfants à la famine si personne ne leur venait en aide. Et que dire de tous ses domestiques debout avant l’aube pour faire tourner sa maison ? Allumant et attisant les feux dans les cheminées, vidant les pots de chambre, récurant les sols et lavant ses vêtements, préparant ses repas, s’occupant de ses chevaux et jardins ainsi que tant d’autres tâches parfois si ingrates ? Ils se tenaient prêts à le servir à toute heure du jour et de la nuit chaque jour de l’année pour satisfaire le moindre de ses besoins, la plus petite de ses demandes et pour seulement une à deux dizaines de livres de revenus annuels.

Que vous serait-il arrivé si vous aviez été échangé à la naissance avec le fils d’un domestique ou d’un simple paysan ? Quel homme seriez-vous devenu ? » toutes ces suppositions stériles qu’il avait d’abord trouvées ridicules étaient maintenant en train de prendre tout leur sens. En effet, quel homme était-il vraiment ? Qui était au fond Fitzwilliam Darcy sans ses relations et sa fortune ? se demanda-t-il à nouveau. Était-il quelqu’un de bon ? faisait-il le bien autour de lui ? était-il généreux ? Tout le monde lui disait que oui, mais toutes ces personnes étaient-elles vraiment sincères ? n’avaient-elles pas d’intérêt à lui dire cela ? Ses métayers, ses domestiques qui dépendaient de lui ne songeraient même pas à dire autrement, et sa propre sœur qui le respectait presque comme un père ne devait pas oser le blesser. Quant à son meilleur ami, Charles Bingley, qui le considérait comme son mentor, il croyait tout ce qu’il disait, alors jamais il n’aurait osé ni même pensé le critiquer. Enfin, il songea à Richard qui lui avait déjà fait remarquer son arrogance à l’occasion, mais il ne l’avait pas entendu. Ah ! Si seulement ses parents avaient pu être encore vivants pour le conseiller… Mais il réalisa que même s’ils lui avaient inculqué de bons principes et des valeurs morales, ils n’avaient pas corrigé son tempérament orgueilleux.

Une des remarques de la jeune femme avait été qu’il décidait à la place des gens ce qui était bon pour eux, ou plutôt, convenable. C’était faux concernant le colonel, mais à la réflexion, c’était ce qu’il avait tendance à faire avec Charles. Ne l’avait-il pas poussé à louer Netherfield ? Ou encore à épouser une femme parmi la bonne société ? S’il avait été présent à ses côtés et moins préoccupé par Georgie, qui sait ce qu’il aurait pu le convaincre de faire à propos de Miss Jane Bennet ? Il avait toujours guidé son ami plus jeune depuis qu’il avait été son tuteur à Cambridge. Mais Charles n’était plus un grand adolescent. Il décida donc de moins s’immiscer dans les décisions de son ami, d’ailleurs n’avait-il pas prouvé qu’il s’en sortait bien à Netherfield ? Il avait juste besoin d’avoir plus confiance en lui-même.

Il pensa ensuite à la première lettre de l’apôtre Paul que Miss Bennet avait citée plus largement en parlant de l’amour au sens large ainsi que de charité. Elle l’avait fait en considérant les mensonges de ce vaurien de Wickham, alors même si sur ce point précis elle faisait erreur, il n’en restait pas moins qu’il devait développer sa capacité d’aimer son prochain, de toutes les façons qui fussent et en particulier améliorer ses points faibles, à savoir son manque d’humilité, de pardon et de patience.

À partir de ce moment, de sa prise de conscience, Fitzwilliam Darcy de Pemberley décida alors de faire de son mieux pour essayer de devenir un homme meilleur.

Enfin ses toutes dernières paroles : « Vous êtes bien le dernier homme au monde que je consentirais à épouser ! » Bonté du ciel, comme cela faisait mal ! Il avait été mis dans la même catégorie des prétendants rejetés que ce ridicule pasteur, et en dernière position. Avait-il donc aussi peu de qualités personnelles ? Ainsi donc, était-ce ce que pensaient réellement les femmes de lui, dans son dos ? Si on lui enlevait sa position dans la société et sa fortune, les gens pensaient qu’il était arrogant, méprisant, orgueilleux, ne se comportant pas dignement comme un gentleman ? Il n’avait jamais eu à courtiser les femmes, puisque c’était l’inverse qui se produisait, toutes les femmes même parmi celles de haute naissance se pâmaient devant lui, se jetaient à ses pieds, tramaient pour le forcer au mariage… sauf Miss Bennet ! Elle était la seule à avoir suffisamment d’intégrité et d’honnêteté pour lui avoir dit ce qu’elle pensait sincèrement de lui, mieux, à le lui faire comprendre. La fortune qu’il possédait, ses relations n’avaient pas corrompu le cœur pur de la jeune femme, et pour cela il ne l’en admira que davantage. Il ne l’en aima que bien plus, car la colère une fois retombée, il s’aperçut qu’il l’aimait toujours et encore plus qu’avant. Miss Elizabeth – car elle était redevenue Miss Elizabeth – lui avait ouvert les yeux en lui donnant une belle leçon d’humilité et pour cela il lui en serait éternellement reconnaissant, même si sa prise de conscience avait été rude et douloureuse.

Maintenant elle lui était perdue à jamais, interdite même, puisque fiancée à son cousin. Il devrait donc ne plus penser à elle. Facile à dire, mais quand la brunette revenait le hanter dans ses moments les plus vulnérables, en particulier dans ses rêves, il se sentait impuissant. De plus, il serait obligé de la voir régulièrement, car elle serait la femme de son cousin et bientôt la belle-sœur de Charles. Et cela, pas plus tard que dans quelques jours, car il devait se rendre dans le Hertfordshire pour assister au mariage de son ami avec Miss Jane Bennet. Quelle torture en perspective ! C’était encore beaucoup trop tôt, ses blessures étaient encore béantes, ce serait comme verser du sel dessus. Pourtant il ne pouvait s’y soustraire, il était le témoin de Charles et c’était le moment de commencer à appliquer toutes ses bonnes résolutions, et dans ce cas-ci, se montrer meilleur en oubliant son propre intérêt.

Il était également très préoccupé au sujet de Richard, son frère de cœur, parti pour combattre. Il n’avait toujours pas de nouvelles, il ignorait même s’il était encore sur le sol anglais. Maintenant que sa jalousie s’était en partie estompée, il faisait des efforts en ce sens par amour pour lui. Et puis, l’amour véritable n’était point égoïste, c’était vrai également pour l’amour profond qu’il ressentait pour Miss Elizabeth, alors il devait vouloir son bonheur, et si c’était avec son cousin, il devait l’accepter… coûte que coûte. Il se sentait coupable d’avoir agi de façon si égoïste et sans considération vis-à-vis de Richard. Il lui avait d’abord déclaré refuser de considérer Miss Elizabeth comme une potentielle épouse, laissant ainsi à son cousin l’opportunité d’approfondir ses sentiments envers la jeune femme. Puis il était parti, avait changé d’avis et trois semaines plus tard était revenu pour informer le colonel de sa volonté de gagner la main de la demoiselle ? comme si Richard avait moins d’importance que lui !? Quand il y songeait, il se rendait bien compte que ce n’était pas digne de lui, il aurait dû prendre une bonne décision et s’y tenir. Il s’était montré égoïste et présomptueux alors qu’il aurait dû s’effacer.

Ainsi, son introspection dura plusieurs semaines. Il revit Georgiana et fêta son anniversaire en famille le 29 mai. Et maintenant, il allait être temps d’appliquer toutes ses bonnes résolutions et sa première grosse mise à l’épreuve serait sa visite dans le Hertfordshire.

Fitzwilliam Darcy était sur le chemin de la rédemption.

Chapitre 15

La prochaine fois, vous verrez les retrouvailles de Lizzie avec toute sa famille et aussi un certain officier… Et promis, le chapitre sera plus « vivant » que celui-ci!


Notes :

(1) Pretantan, pretantan, pretantaine : une onomatopée du bruit que font les chevaux en galopant.

Dérivant de l’ancienne expression « courir la prétentaine « : Aller, courir çà et là (XVIIe siècle) ; Laisser son imagination ou son esprit vagabonder Faire des escapades amoureuses (XVIIIe siècle) »

(2) Traduction proposée:

Le secret de l’amour

Ne cherche jamais à révéler ton amour,
L’amour qui n’a jamais été révélé, peut l’être;
Car le doux vent bouge
Silencieusement, invisiblement.

J’ai révélé mon amour, je l’ai dit à mon amour
Je lui ai dévoilé tout mon cœur,
Tremblant, froid, dans des peurs effroyables.
Ah! elle est partie!

Peu de temps après qu’elle m’a quitté,
Un voyageur est venu,
Silencieusement, invisiblement:
Il l’a emmenée avec un soupir.

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